Luc Tuymans

 La peinture comme un hypertexte

Lundi, 12 Août, 2019
Maurice Ulrich

Avec « La Peau » au Palazzo Grassi, à Venise, Luc Tuymans interroge les mensonges des images et nos représentations du monde.

Venise (Italie), envoyé spécial.

Il faut beaucoup de bonne volonté pour voir en Luc Tuymans, qui fait l’objet depuis le printemps d’une importante exposition au Palazzo Grassi, à Venise, un peintre figuratif. On avait déjà une idée là-dessus depuis quelques années et en particulier avec la rétrospective qui lui avait été consacrée à Bozar à Bruxelles. Né en 1958 près d’Anvers, nourri d’images, que ce soit celles de l’histoire de l’art ou du cinéma, il serait plutôt un fabricant de leurres, voire de pièges. Avec lui, les peintures les plus banales, qu’il s’agisse d’un service de table, de la chute d’un skieur, d’une promenade sur un chemin forestier, d’une voiture arrêtée sous un arbre sont d’une certaine manière des hyperimages, comme il y a des hypertextes. Le service de table est celui d’un dîner du G7, où se retrouvent les dirigeants qui décident du sort du monde ; le skieur banal est Albert Speer*, et c’est lui également qui se promène avec Adolf Hitler ; la voiture sous un arbre est celle qui a enlevé le leader congolais Patrice Lumumba pour l’assassiner.

Il a choisi d’appeler cette exposition « La Pelle », en italien, « La Peau ». C’est le titre, choisi à dessein, du chef-d’œuvre, avec Kaputt, de Curzio Malaparte. Une évocation violente, sombre et crue du Naples de l’après-guerre que l’on a pu comparer aux Désastres de la guerre ou aux Peintures noires de Goya. Mais jamais il ne s’agit de représentations, d’une unité de sens. Ses œuvres sont un détour. C’est le cas dans le vaste atrium du Palazzo, avec une mosaïque en marbre réalisée avec plus de 200 000 pièces assemblées à la main. Elle reproduit une peinture de 1986, intitulée Schwarzheide (Lande noire, bruyère noire), et semble évoquer une simple forêt. Mais le nom même est celui d’un camp allemand où quelques détenus firent des dessins découpés en lanières afin de les dissimuler et pour qu’ils puissent après être reconstitués. La forêt vient ici du dessin d’un rescapé de l’extermination, Alfred Kantor. Il faut être dans les étages pour la voir se reconstituer.

« Tout tableau doit comporter un “trou”, un défaut »

Pour Caroline Bourgeois, commissaire de l’exposition, « si Luc Tuymans s’inspire de beaucoup d’images existantes, son parti pris n’est jamais celui de la représentation parfaite, mais au contraire celui de prendre un risque en peignant. Il dit que tout tableau doit comporter un “trou”, un défaut, et que c’est dans ce vide que le spectateur peut entrer pour faire du tableau son histoire, sa narration. En ce sens, sa démarche est davantage conceptuelle qu’expressive ».

Ce vide, il s’efforce aussi de le créer par la manière même de peindre, en couleurs souvent passées, voire blafardes, avec des formes floues. Ainsi d’une chose apparemment banale encore une fois, dans sa série par exemple de 2018, appelée Pigeons. Il s’agit de trois toiles de près d’un mètre au carré, uniquement occupées par un œil, en très gros plan donc. Ce n’est pas le pigeon qui est là, mais un reflet inquiétant de notre monde dans un regard d’une étrangeté absolue. « J’espère, disait à notre confrère du Monde, Harry Bellet, Luc Tuymans à propos de cette exposition, que les gens ne vont pas trouver ça beau. » On entend à ces mots comme un écho de ce qu’avait pu dire Max Ernst aux débuts du surréalisme, et donc après la Première Guerre mondiale : « Après ce que nous venions de vivre, nos peintures de cette époque n’étaient pas faites pour séduire, mais pour faire hurler. » Il s’agit au moins d’inquiéter, de porter sur notre monde ce regard dérangeant et froid, de montrer comment mentent les images. Luc Tuymans met en œuvre par la peinture un activisme intelligent, une exigence politique radicale.

*the skier collapsed ruefully into the snow in Der Architekt (1998) is Albert Speer, captured in a home movie

 
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