David Cronenberg sur «Cosmopolis»: «le livre était prophétique, le film est contemporain»

Dans son entretien avec Slate.fr, le réalisateur David Cronenberg revient sur sa découverte du livre de Don DeLillo, ce qui l'a convaincu de l'adapter au cinéma, les différences entre le livre et le film et son choix et sa direction d'acteurs.

Slate.fr: Connaissiez-vous le livre de Don DeLillo?

David Cronenberg: Non, je ne l’avais pas lu. [Le producteur] Paulo Branco et son fils Juan Paulo sont venus à Toronto me proposer de l’adapter, Paulo m’a dit: «mon fils pense que c’est vous qui devriez faire ce film». Je connaissais d’autres livres de DeLillo, et je connaissais Paulo et les nombreux grands films qu’il a produits, donc je me suis dit: ça vaut le coup d’y aller voir. Ce qui m’est assez inhabituel, d’ordinaire je préfère être à l’origine de mes projets. Mais là, à cause d’eux deux, j’ai dit OK et j’ai pris le livre. Deux jours plus tard, je l’avais lu et j’ai appelé Paulo en lui disant: «d’accord, je veux le faire».

Vous vouliez écrire le scénario vous-même?

Sans hésitation. Et vous savez quoi? Ça m’a pris exactement six jours pour l’écrire. Ce qui ne m’était jamais arrivé. En fait, j’ai commencé par recopier littéralement tous les dialogues du livre sur mon ordinateur, sans rien changer ni ajouter. ça m’a pris 3 jours.

Quand j’ai eu fini je me suis demandé: «est-ce que ça fait un film? - Je pense que oui». Au cours des trois jours suivants, j’ai rempli les vides entre les dialogues, et hop, j’avais un scénario. Je l’ai envoyé à Paulo, qui a d’abord dit: «c’est trop rapide». Mais il a aimé le scénario, et voilà.

Qu’est-ce qui vous a convaincu non seulement qu’il était possible d’en faire un film, mais que c’était un film que vous vouliez réaliser?

Ces dialogues exceptionnels. DeLillo est fameux pour ça, mais ceux de Cosmopolis sont particulièrement remarquables. On parle parfois de dialogues «pinteresques», à la Pinter, il faudrait aussi parler de dialogues «delillesques». Sauf que Pinter écrit du théâtre, chez lui cette virtuosité de dialoguiste est plus évidente, pour un roman ce que fait Don est vraiment d’une rare puissance expressive.

Depuis, j’ai lu Bruit de fond, que je ne connaissais pas non plus, et à nouveau j’ai découvert les ressources de récit, et de pensée, recelées par ses dialogues. C’est unique, aussi parce qu’ensuite on reconnaît dans la vie quotidienne ce qu’on a lu dans la bouche de ses personnages.

Dans Cosmopolis, le dialogue porte entièrement le film, il y a pratiquement toujours quelqu’un en train de parler –c’est d’ailleurs un point commun avec A Dangerous Method, bien que les films soient par ailleurs très différents. C’est un défi, beaucoup de spectateurs aujourd’hui ne sont pas disponibles aux dialogues, aux idées, ils cherchent surtout une impression visuelle forte.

Que représentait pour vous l’univers de Don DeLillo?

J’avais lu plusieurs de ses livres, Libra, Outremonde, Chien galeux…, j’aime beaucoup son travail, même si c’est très américain. Je ne suis pas américain, je suis canadien. C’est très différent. Les Américains et les Européens croient que les Canadiens sont des Américains un peu mieux élevés, un peu plus sophistiqués, mais c’est beaucoup plus compliqué.

Au Canada, nous n’avons pas eu de révolution, ni d’esclavage, ni de guerre civile, ici seules la police et l’armée ont des fusils, nous n’avons pas du tout cet usage civil de la violence armée, et nous avons un sens très développé de la solidarité collective, de la nécessité d’assurer un minimum matériel à tous.

Aux yeux des Américains, on passe pour un pays socialiste! Même si Michael Moore a exagéré: nous fermons nos portes à clef la nuit… Mais nous sommes sans doute plus proches de la France que des Etats-Unis à bien des égards, et c’est très curieux pour les Américains.

Quand j’ai travaillé avec des producteurs américains, ils croyaient que ce serait pareil à Toronto qu’aux Etats-Unis, ils ont découvert que pas du tout! Il m’est arrivé de refuser des scénarios qu’on me proposait parce qu’ils étaient trop américains pour moi, je n’étais pas la bonne personne.

J’ai pu faire History of Violence parce que cette histoire se situe sur un plan mythologique, ça fonctionne à peu près comme un western, mais une histoire réaliste aux Etats Unis me serait difficile. Le cas des livres de DeLillo est différent, il a une vison de l’Amérique que je peux comprendre, parce qu’il me la rend compréhensible, et avec laquelle je me sens en affinité.

Le film comme le livre se situe à New York, mais pas tout à fait de la même manière. Le livre est très précis sur les détails géographiques, le film est plus abstrait.

Dans le livre, la limousine d’Eric Packer traverse Manhattan en parcourant la 47ème rue d’Est en Ouest. Beaucoup des lieux décrits n’existent plus, ce New York est devenu en partie imaginaire. Et pour moi, même si le livre est incontestablement situé à New York, c’est un New York très subjectif, on est vraiment dans la tête d’Eric Packer.

Sa version de la ville est dans une large mesure coupée des réalités de la rue, il ne comprend pas vraiment les gens, ni la ville réelle. C’et pourquoi il m’a semblé légitime d’aller dans le sens d’une plus grande abstraction, même si c’est bien New York qu’on voit par les fenêtres de la voiture.

Une décennie sépare l’écriture du livre de la réalisation du film. Etait-ce un problème à vos yeux?

Non, parce que le roman est étonnamment prophétique. Et pendant qu’on réalisait le film, il arrivait des choses qui avaient été décrites par le roman, Rupert Murdoch s’est fait entarter, et bien sûr il y a eu le mouvement Occupy Wall Street, après la fin du tournage.

J’ai eu très peu de changements à faire par rapport au livre pour que l’histoire devienne contemporaine, le seul élément différent est d’avoir remplacé le Yen par le Yuan. Je ne sais pas si DeLillo a des intérêts en bourse mais il devrait: il a une vision remarquablement clairvoyante de ce qui se passe et de comment les choses évoluent…

Le film est contemporain, quand le livre était prophétique.

On lit différemment un livre quand on sait qu’existe la perspective d’en faire un film.

Tout à fait. Cela ne m’était jamais arrivé, je ne lis pas de livres en me disant: est-ce que ça pourrait faire film? Je ne cherche pas ça d’ordinaire quand je lis –et je lis beaucoup, par plaisir. Ça gâcherait mon plaisir de lecture.

Mais là, je me suis retrouvé faire deux choses à la fois, lire sur deux niveaux, à la fois comme lecteur d’un bon roman et comme cinéaste cherchant s’il y a la matière d’un film.

Ensuite, bien sûr, dès lors qu’il y a adaptation il y a fusion entre la sensibilité des deux auteurs, en l’occurrence DeLillo et moi. C’était la même chose avec Ballard ou Stephen King.

C’est comme faire un enfant, il faut être deux, et le film ressemble un peu à ses deux «parents», ou c’est comme dans la dialectique marxiste. Puisque je ne pouvais pas ne pas penser un peu à Marx quand j’ai fait ce film, ne serait-ce que parce qu’on y entend la première phrase du Manifeste du parti communiste, «un spectre hante le monde»…

On est juste passé de l’Europe au monde…

Evidemment. Mais c’est un thème important, et que je n’avais jamais vraiment abordé: l’argent. Le pouvoir de l’argent, la manière dont il configure le monde. Pour en parler, je n’ai pas eu besoin de faire de recherches particulières sur le monde de la finance. On voit ses représentants partout. Ils sont à la télévision, dans les documentaires, dans les journaux. Et ils font et disent ce que DeLillo a écrit, ils se comportent selon les mêmes schémas qu’Eric Packer.

A mes yeux, la référence à Marx n’est pas superficielle. Dans le Manifeste du Parti communiste, Marx parle du modernisme, du moment où le capitalisme aura atteint un degré de développement tel que la société ira trop vite pour les gens, et où règnera l’éphémère et l’imprévisible. En 1848! Et c’est exactement ce que vous voyez dans le film. Je me suis demandé à plusieurs reprises ce que Karl Marx aurait pensé de ce film, parce qu’il montre beaucoup de choses qu’il avait prévu.

En quoi l’adaptation du livre de Lillo est-elle différente des autres adaptations que vous avez faites?

Chacune est un problème, ou un processus différent. Crash avait aussi été étonnamment facile à adapter, le film est très proche du roman, même si je crois que Cosmopolis l’est encore davantage.

Pour Dead Zone, je n’étais pas l’auteur du scénario (signé par Jeffrey Boam) mais j’avais beaucoup participé à l’adaptation, en vue d’un film plus lourd sur le plan de la production. Beaucoup de choses dans le livre de Stephen King ne convenaient pas pour le cinéma, j’ai beaucoup changé, tout en restant fidèle à la tonalité du livre.

Et Le Festin Nu avait la particularité que je voulais inclure de nombreux éléments concernant la vie de Burroughs, des emprunts à d’autres textes.

Que signifie «remplir les vides» entre les dialogues?

Au bout de trois jours, j’avais des dialogues «dans les limbes», il fallait que je trouve comment ils prennent place dans la limousine. Et du coup il faut décrire la limousine de manière détaillée: où Eric est-il assis? Où sont les autres? Qu’est-ce qui se passe dans les rues? A quoi ressemblent les lieux au moment de l’attentat à la tarte à la crème? etc.

C’est très fonctionnel, ce sont des choix de décors et d’accessoires, mais qui conditionnent le film. Je n’ai jamais écrit un scénario pour un autre réalisateur, donc quand j’écris j’ai tout le temps en tête la mise en scène.

Pour moi, un scénario est également l’établissement d’un plan pour mon équipe, et pour les acteurs, et un outil de production. Il faut penser à tout cela en même temps, de quelles informations aura besoin le décorateur ou l’accessoiriste ou la costumière? Quelles sont les conséquences financières de telle option? Etc.

L’écriture d’un scénario est un drôle de mode d’écriture, ce n’est pas destiné à faire plaisir au lecteur, ça doit donner le maximum d’informations utiles pour tous ceux qui vont collaborer au film.

Beaucoup de scénaristes, y compris de bons scénaristes, sont de très mauvais écrivains. Mais si la structure du récit est bonne et si les dialogues sont bons, l’essentiel y est.

Malheureusement beaucoup de scénaristes se prennent pour des écrivains, et alourdissent le scénario d’effets soi-disant littéraires, c’est terrible…

En outre, dans ce cas particulier, je n’avais pas besoin de convaincre ou de séduire un producteur pour que le film se fasse: Paulo était déjà d’accord. Mais bien sûr un script est aussi un plan de financement. Quelle est la taille de la limousine? Est-ce la même qu’on voit dans les extérieurs? Et quels extérieurs? Allons-nous à New York ou tournons-nous ailleurs?

Parmi les changements que vous avez apporté au livre se trouve la scène à la fin du livre où Eric Packer se retrouve mêlé à un tournage de film…

Oui, dès que je l’ai lue, je me suis: ce n’est pas en train d’arriver, c’est juste dans l’imagination de Packer. Je n’y crois pas. Et je ne me voyais pas du tout en train de filmer des dizaines de corps nus dans une rue de New York. Je me méfie des films dans le film.

Cela peut être intéressant, mais à condition qu’il y ait une vraie nécessité. C’est l’une des principales suppressions par rapport au livre, avec la femme aux sacs, la mendiante qu’ils trouvent dans la voiture en revenant de la rave. J’ai tourné cette scène, mais ensuite la situation m’a paru improbable, artificielle, et je l’ai coupée au montage.

Et bien sûr vous avez enlevé les chapitres où Benno Levin intervenait au cours du récit, avant la rencontre finale.

Dans un film, ça n’aurait pas marché. Il aurait fallu une voix off ou un de ces procédés qui sont le plus souvent pitoyables. J’ai préféré que tout se joue sur la rencontre entre Packer et lui, la séquence finale, qui est très longue: 20 minutes. 20 minutes de dialogues!

C’est un choix, c’est avec ce genre de choix qu’on transforme un livre en film. Mais quand le scénario est terminé, je ne sais toujours pas quel film je vais faire. On me demande souvent si le résultat correspond à ce que j’attendais, mais je n’attendais rien.

Ce serait absurde de mettre au point une sorte d’épure ou d’idéal et d’essayer d’y coller le plus près possible. Ce sont les innombrables étapes qui composent le processus de fabrication du film qui le feront ce qu’il sera à l’arrivée. Et c’est bien mieux comme ça.

C’est pourquoi je ne fais pas de storyboard: après, tout le monde essaie de faire ce qui a été dessiné. Ce n’est pas mon idée du cinéma. J’ai besoin d’être surpris, j’ai besoin de me surprendre moi-même, et que les autres me surprennent.

A commencer par les acteurs bien sûr. Mais même avec Peter Suschitzky, chef opérateur avec qui je travaille depuis 1987, nous passons notre temps à essayer des choses inhabituelles, à chercher à nous surprendre. C’est bien plus amusant.

Aviez-vous des références visuelles, que ce soit en peinture ou dans d’autres films?

Non. De temps en temps, Peter et moi, on se dit qu’on devrait regarder tel ou tel peintre, aller revoir tel ou tel film. Et puis on ne le fait jamais. Jamais dans l’esprit de chercher des modèles ou une inspiration.

Comment avez-vous choisi les décors?

Bizarrement, la 47ème rue à New York ressemble assez à des rues qu’on trouve à Toronto. On a fabriqué l’espace du film en associant des éléments qui se trouvent vraiment à New York et d’autres à Toronto, où on tournait tous les intérieurs en studio.

Il est impossible de tourner ce film dans une véritable limousine, il faut reconstruire en studio si on veut pouvoir déplacer la caméra. Dès lors, l’essentiel des extérieurs, vus à travers les vitres, sont des transparences.

L’essentiel, c’est la limousine, qui elle-même est moins une voiture qu’un espace mental: être dans la limo, c’est être dans le tête d’Eric Packer. Voilà ce qui compte.

Dans la limousine «proustée». Le mot ne figure pas dans la traduction française…

Non? Elle est dans le livre, c’est un néologisme créé par DeLillo, en référence au liège dont Marcel Proust avait fait tapisser sa chambre. DeLillo a inventé le verbe «prouster». Je ne sais pas combien de gens comprendront l’allusion, mais je ne voulais pas l’expliquer, je crois que de toute façon le mot crée une interrogation, une distorsion.

C’est aussi bien comme ça.

On a beaucoup travaillé sur l’aménagement intérieur de la voiture, qui de l’extérieur ressemble à n’importe quelle limousine. Ce fauteuil où est assis Packer, une sorte de trône, n’est pas très vraisemblable, mais il signifie le rapport de force, la relation posée d’emblée entre le maître des lieux et ses visiteurs. Un grand nombre des aménagements viennent du livre, y compris un sol en marbre.

Dans le livre, il y a ces écrans où il se voit dans le futur… tout comme il se verra mort dans le verre de sa montre à la fin. Vous n’avez pas gardé cet aspect.

J’ai essayé, on a tourné ces scènes où il se voit avec un temps d’avance sur le présent. Et ça avait l’air faux, je l’ai perçu comme une ruse. Il m’a semblé que soit on en fait un enjeu important du film, et alors il faut davantage y insister, soit il vaut mieux laisser tomber complètement.

Si Eric Packer voit l’avenir, cela devient un trait dominant du personnage, et dans une certaine mesure c’est un thème que j’ai déjà traité, dans Dead Zone. De cette idée d’anticipation, il ne reste que la phrase «Pourquoi je vois des choses qui ne sont pas encore arrivées?», parce qu’elle a à voir avec le fait qu’il est milliardaire.

Comment s’est passé le casting?

Un point intéressant est que déjà pour Dangerous Method les acteurs ne sont pas ceux que j’avais prévus au début. Et à chaque fois, cela fait partie de la réinvention permanente du film. Pour Cosmopolis, au départ Colin Farrell devait jouer le rôle principal, et Marion Cotillard devait jouer Elise, la femme d’Eric Packer.

Ensuite, Farrell a été pris sur un autre engagement, et Marion Cotillard était enceinte. Du coup j’ai changé, en rajeunissant l’acteur principal, ce qui est plus conforme au livre, et bien sûr sa femme aussi devait être plus jeune. C’est bien mieux comme ça.

Le vrai problème a lieu quand vous avez monté le financement d’un film sur le nom d’un acteur et qu’il s’en va –ce n’est pas un problème artistique, c’est un problème d’argent. Mais dans ce cas, il n’y avait pas ce problème.

Vous avez très vite pensé à Robert Pattinson?

Oui. Ce qu’il fait dans Twilight est intéressant même si bien sûr cela relève d’un cadre particulier. Et j’ai aussi regardé Little Ashes et Remember Me, et j’ai été convaincu qu’il pouvait devenir Eric Packer.

C’est un rôle écrasant, il est tout le temps à l’image, je ne crois pas avoir jamais fait un film où le même acteur occupe littéralement chaque scène. Le choix d’un acteur, c’est affaire d’intuition, il n’y a pas de règles ni de mode d’emploi.

Avant le tournage, on ne peut pas vraiment savoir –même quand on a déjà travaillé avec l’acteur: bien sûr je connaissais Viggo Mortensen, je savais quel grand acteur il est, mais avant de l’avoir vu dans le rôle de Freud, je ne pouvais pas vraiment prévoir ce que ça donnerait à partir de ce qu’il avait fait dans History of Violence et Les Promesses de l’ombre.

Avez-vous cherché à ce que les acteurs ressemblent le plus possible aux personnages décrits dans le livre?

Pas forcément. Parfois dans le roman, il faut juste donner une silhouette, ça suffit, mais dans le film on voit vraiment quelqu’un, y compris dans les seconds rôles. Et du coup on peut se livrer à des recherches, à des décalages.

Par exemple le deuxième garde du corps, Danko, est très typé dans le livre, j’ai eu envie qu’il soit différent du stéréotype: comme c’est un ancien combattant des guerres des Balkans, sans doute un Serbe, j’ai pensé à Milosevic.

Pour le rôle de Torval, le chef de la sécurité, je voulais quelqu’un avec un physique de garde du corps, mais aussi une forme de douceur. Il y a une dimension maternelle dans sa relation à Packer, il fallait pouvoir le faire sentir. Ce sont des détails, mais qui enrichissent le film, qui contribuent à le peupler.

Vous avez retrouvé sur ce film la plupart des collaborateurs avec lesquels vous avez l’habitude de travailler, et notamment, outre Peter Suschitzky, le musicien Howard Shore, qui a composé pour tous vos films, depuis Chromosme 3 il y a 33 ans. Lui avez-vous demandé quelque chose de particulier?

Il a été un des premiers à qui j’ai envoyé le scénario. Celui-ci avait deux particularités. D’abord il y est fait mention de musiques, les chansons du rappeur soufi Brutha Fez, ou Erik Satie. Ensuite il y a énormément de dialogues, ce qui exige des choix très rigoureux pour la musique, surtout si les dialogues sont subtils, vous ne pouvez pas mettre des trompettes par dessus.

Il fallait une musique discrète mais qui établisse certaines tonalités. Howard a travaillé avec le groupe canadien Metric, la chanteuse Emily Haines utilise sa voix comme un instrument, d’une manière nuancée qui répondait très bien aux besoins.

Howard Shore sait très bien travailler avec d’autres musiciens, il le fait tout le temps, ce qui permet de faire appel à de nombreux artistes selon les besoins, comme nous l’avions fait avec Ornette Coleman pour Le Festin Nu.

Vous avez exigé de vos acteurs qu’ils disent les dialogues exactement comme ils sont écrits…

Oui. Il est possible de construire un film de telle sorte que les acteurs improvisent, de grands cinéastes l’ont fait avec réussite, mais ce n’est pas ma manière de faire. Je ne crois pas que ce soit le travail des acteurs d’écrire des dialogues. Et c’était spécialement le cas pour ce film, puisque les dialogues, qui sont DeLillo, ont été la raison pour la quelle je le réalisais.

Mais attention, il reste une grande latitude aux acteurs, le ton et le rythme viennent d’eux. C’est particulièrement intéressant avec Robert Pattinson, qui est dans la limousine où débarquent des personnages très différents joués par des acteurs très différents. Cela l’amène lui aussi à jouer différemment selon qui il a en face de lui.

Avez-vous répété avant de tourner?

Non, je ne le fais jamais –en tout cas plus depuis La Mouche. J’en avais parlé avec Paul Giamatti, on s’était retrouvés quelques mois avant le tournage lors d’un débat en public, en Autriche, on parlait de Cosmopolis. Lui, il aime répéter, il essayait de me convaincre et je répondais:

«–Je n’aime pas les répétitions, les acteurs arrivent avec des idées.

– Mais moi, j’ai de bonnes idées!

– Parfait, sers-t-en au moment de la prise»

C’est pendant le tournage que les manières de jouer prennent leur sens, en fonction de tous les autres paramètres qui font que c’est le moment de vérité. J’aime ce qui surgit là, et j’aime la peur qui fait partie du jeu. Les bons acteurs trouvent les bonnes réponses, sur place. La seule ébauche de répétition est la mise en place sur le plateau, juste avant de tourner. C’est la première fois que j’entends les dialogues prononcés par leurs interprètes, et j’aime ça.

Avez-vous cherché à tourner dans l’ordre chronologique?

Le plus possible. Cela a été pratiquement toujours le cas pour les scènes dans la limousine. Et Paul Giamatti est venu à la fin, la dernière scène qu’on a tournée est la dernière scène du film.

Il a pu y avoir des obstacles matériels, mais dans l’ensemble, je suis arrivé à respecter la chronologie mieux que jamais lors des mes films précédents. Le fait que l’histoire se déroule en une journée, mais avec une évolution complexe, rendait particulièrement bénéfique de travailler ainsi.

D’où vient l’idée des tableaux de Pollock et de Rothko pour les génériques de début et de fin?

C’est une idée des graphistes qui s’occupent des génériques, Cup of Coffee, des gens très doués avec qui je travaille depuis longtemps. La peinture joue un rôle important dans le film, et ils savent s’inspirer de ce que racontent les films.

Ils sont arrivés à suggérer l’évolution qui traverse Cosmopolis, de la tension portée par l’Action Painting qui répond à l’ambiance chaotique du début à l’atmosphère plus méditative de la fin, auquel Rothko fait écho.