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Lettre au père
Franz Kafka
De mes premières années, je ne me rappelle qu'un
incident. Peut-être t'en souvient-il aussi. Une nuit, je ne
cessai de pleurnicher en réclamant de l'eau, non pas
assurément parce que j'avais soif, mais en partie pour vous
irriter, en partie pour me distraire. De violentes menaces
répétées plusieurs fois
étant restées sans effet, tu me sortis du lit, me
portas sur la pawlatsche (1) et m'y laissas un moment seul en chemise,
debout devant la porte fermée.
Je ne prétends pas que ce fût une erreur.
Peut-être t'était-il impossible alors d'assurer le
repos de tes nuits par un autre moyen; je veux simplement, en le
rappelant, caractériser tes méthodes
d'éducation et leur effet sur moi. Il est probable que cela
a suffi à me rendre obéissant par la suite, mais
intérieurement, cela m'a causé un
préjudice. Conformément à ma nature,
je n'ai jamais pu établir de relation exacte entre le fait,
tout naturel pour moi, de demander de l'eau sans raison et celui,
particulièrement terrible, d'être porté
dehors. Bien des années après, je souffrais
encore à la pensée douloureuse que cet homme
gigantesque, mon père, l'ultime instance, pouvait presque
sans motif me sortir du lit la nuit pour me porter sur la pawlatsche,
prouvant par là à quel point j'étais
nul à ses yeux.
A cette époque, ce n'était qu'un modeste
début, mais ce sentiment de nullité qui s'empare
si souvent de moi (sentiment qui peut être aussi noble et
fécond sous d'autres rapports, il est vrai) tient pour
beaucoup à ton influence. Il m'aurait fallu un peu
d'encouragement, un peu de gentillesse, j'aurais eu besoin qu'on
dégageât un peu mon chemin, au lieu de quoi tu me
le bouches, dans l'intention louable, certes, de m'en faire prendre un
autre. Mais à cet égard, je n'étais
bon à rien.
Tu m'encourageais, par exemple, quand je marchais au pas et saluais
bien, mais je n'étais pas un futur soldat; ou bien tu
m'encourageais quand je parvenais à manger copieusement ou
même à boire de la bière, quand je
répétais des chansons que je ne comprenais pas ou
rabâchais tes phrases favorites, mais rien de tout cela
n'appartenait à mon avenir. Et il est significatif
qu'aujourd'hui encore, tu ne m'encourages que dans les choses qui te
touchent personnellement, quand ton sentiment de ta valeur est en
cause, soit que je le blesse (par exemple, par mon projet de mariage),
soit qu'il se trouve blessé à travers moi (par
exemple quand Pepa m'insulte). C'est alors que tu m'encourages, que tu
me rappelles ma valeur et les partis auxquels je serais en droit de
prétendre, que tu condamnes entièrement Pepa.
Mais sans parler du fait que mon âge actuel me rend
déjà presque inaccessible à
l'encouragement, à quoi pourrait-il me servir s'il
n'apparaît que là où il ne s'agit pas
de moi en premier lieu.
Autrefois, j'aurais eu besoin d'encouragement en toutes circonstances.
Car j'étais déjà
écrasé par la simple existence de ton corps. Il
me souvient, par exemple, que nous nous déshabillions
souvent ensemble dans une cabine. Moi, maigre, chétif,
étroit; toi, fort, grand, large. Déjà
dans la cabine je me trouvais lamentable, et non seulement en face de
toi, mais en face du monde entier, car tu étais pour moi la
mesure de toutes choses. Mais quand nous sortions de la cabine et nous
trouvions devant les gens, moi te tenant la main, petite carcasse pieds
nus vacillant sur les planches, ayant peur de l'eau, incapable de
répéter les mouvements de natation que, dans une
bonne intention, certes, mais à ma grande honte, tu ne
cessais littéralement pas de me montrer, j'étais
très désespéré et,
à de tels moments, mes tristes expériences dans
tous les domaines s'accordaient de façon grandiose.
Là où j'étais encore le plus
à l'aise, c'est quand il t'arrivait de te
déshabiller le premier et que je pouvais rester seul dans la
cabine pour retarder la honte de mon apparition publique, jusqu'au
moment où tu venais voir ce que je devenais et où
tu me poussais dehors. Je t'étais reconnaissant de ce que tu
ne semblais pas remarquer ma détresse, et, d'autre part,
j'étais fier du corps de mon père. Il subsiste
d'ailleurs aujourd'hui encore une différence de ce genre
entre nous.
A cela répondit par la suite ta souveraineté
spirituelle. Grâce à ton énergie, tu
étais parvenu tout seul à une si haute position
que tu avais une confiance sans bornes dans ta propre opinion. Ce
n'était pas même aussi évident dans mon
enfance que cela le fut plus tard pour l'adolescent. De ton fauteuil,
tu gouvernais le monde. Ton opinion était juste, toute autre
était folle, extravagante, meschugge (2), anormale. Et avec
cela, ta confiance en toi-même était si grande que
tu n'avais pas besoin de rester conséquent pour continuer
à avoir raison. Il pouvait aussi arriver que tu n'eusses pas
d'opinion du tout, et il s'ensuivait nécessairement que
toutes les opinions possibles en l'occurrence étaient
fausses, sans exception.
Tu étais capable, par exemple, de pester contre les
Tchèques, puis contre les Allemands, puis contre les Juifs,
et cela non seulement à propos de points de
détail, mais à propos de tout, et pour finir, il
ne restait plus rien en dehors de toi. Tu pris à mes yeux ce
caractère énigmatique qu'ont les tyrans dont le
droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre
personne. C'est du moins ce qu'il me semblait.
Au vrai, tu avais si souvent raison contre moi que c'en
était surprenant; rien de plus naturel quand cela se passait
en paroles, car nous allions rarement jusqu'à la
conversation, mais tu avais raison même dans les faits.
Cependant, il n'y avait, là non plus, rien de
spécialement incompréhensible: j'étais
lourdement comprimé par toi en tout ce qui concernait ma
pensée, même et surtout là
où elle ne s'accordait pas avec la tienne. Ton jugement
négatif pesait dès le début sur toutes
mes idées indépendantes de toi en apparence; il
était presque impossible de supporter cela
jusqu'à l'accomplissement total et durable de
l'idée. Ici, je ne parle pas de je ne sais quelles
idées supérieures, mais de n'importe quelle
petite affaire d'enfant. Il suffisait simplement d'être
heureux à propos d'une chose quelconque, d'en être
empli, de rentrer à la maison et de le dire, et l'on
recevait en guise de réponse un sourire ironique, un
hochement de tête, un tapotement de doigts sur la table:
«J'ai déjà vu mieux», ou
bien: «Viens me dire ça à
moi», ou bien: «Je n'ai pas la tête aussi
reposée que toi», ou bien:
«Ça te fait une belle jambe!», ou bien
encore: «En voilà un
événement!»
Il va sans dire qu'on ne pouvait pas te demander de l'enthousiasme pour
chacune de nos bagatelles d'enfants, alors que tu étais
plongé dans les soucis et les peines. D'ailleurs, il ne
s'agissait pas de cela. L'important, c'est plutôt qu'en vertu
de ta nature opposée à la mienne, et par
principe, tu étais toujours poussé à
préparer des déceptions de ce genre à
l'enfant, que l'opposition s'aggravait constamment grâce
à l'accumulation du matériel, qu'elle se
manifestait par habitude, même quand tu étais par
hasard de mon avis et que, puisque aussi bien il s'agissait de ta
personne et que ta personne faisait autorité en tout, les
déceptions de l'enfant n'étaient pas des
déceptions de la vie courante, mais touchaient droit au
cœur. Le courage, l'esprit de décision,
l'assurance, la joie de faire telle ou telle chose ne pouvaient pas
tenir jusqu'au bout quand tu t'y opposais ou même quand on
pouvait te supposer hostile; et cette supposition, on pouvait la faire
à propos de presque tout ce que j'entreprenais.
Cela s'appliquait aussi bien aux idées qu'aux personnes. Il
te suffisait que quelqu'un m'inspirât un peu
d'intérêt - étant donné ma
nature, cela ne se produisait pas souvent - pour intervenir brutalement
par l'injure, la calomnie, les propos avilissants, sans le moindre
égard pour mon affection et sans respect pour mon jugement.
Des êtres innocents et enfantins durent en pâtir.
Ce fut le cas de l'acteur yiddish Löwy, par exemple. Sans le
connaître, tu le comparais à de la vermine, en
t'exprimant d'une façon terrible que j'ai maintenant
oubliée, et tu avais automatiquement recours au proverbe des
puces et des chiens, comme tu le faisais si souvent au sujet des gens
que j'aimais. Je me rappelle particulièrement bien l'acteur,
parce qu'à cette époque j'ai écrit ce
qui suit sur ta manière de parler de lui:
«C'est ainsi que mon père parle de mon ami (qu'il
ne connaît pas du tout), uniquement parce qu'il est mon ami.
C'est quelque chose que je pourrai toujours lui opposer quand il me
reprochera mon manque de gratitude et d'amour filial.»
Je n'ai jamais pu comprendre que tu fusses aussi totalement insensible
à la souffrance et à la honte que tu pouvais
m'infliger par tes propos et tes jugements. Moi aussi, je t'ai
sûrement blessé plus d'une fois en paroles, mais
je savais toujours que je te blessais, cela me faisait mal, je ne
pouvais pas me maîtriser assez pour retenir le mot,
j'étais encore en train de le prononcer que je le regrettais
déjà. Tandis que toi, tu attaquais sans te
soucier de rien, personne ne te faisait pitié, ni sur le
moment ni après, on était absolument sans
défense devant toi.
Cependant, tu procédais de la sorte dans toute ta
manière d'élever un enfant. Je crois que tu as un
certain talent d'éducateur; ton éducation aurait
certainement pu être utile à un être
fait de la même pâte que toi; il aurait
aperçu le bon sens de ce que tu disais, n'aurait point eu
d'autres soucis et aurait tranquillement accompli les choses de cette
façon; mais pour l'enfant que j'étais, tout ce
que tu me criais était positivement un commandement du ciel,
je ne l'oubliais jamais, cela restait pour moi le moyen le plus
important dont je disposais pour juger le monde, avant tout pour te
juger toi-même, et sur ce point tu faisais
complètement faillite.
Etant enfant, je te voyais surtout aux repas et la plus grande partie
de ton enseignement consistait à m'instruire dans la
manière de se conduire convenablement à table. Il
fallait manger de tout ce qui était servi, s'abstenir de
parler de la qualité des plats - mais il t'arrivait souvent
de trouver le repas immangeable, tu traitais les mets de
«boustifaille», ils avaient
été gâtés par cette
«idiote» (la cuisinière).
Comme tu avais un puissant appétit et une propension
particulière à manger tout très chaud,
rapidement et à grandes bouchées, il fallait que
l'enfant se dépêchât; il
régnait à table un silence lugubre
entrecoupé de remontrances: «Mange d'abord, tu
parleras après», ou bien: «Plus vite,
plus vite, plus vite», ou bien: «Tu vois, j'ai fini
depuis longtemps.» On n'avait pas le droit de ronger les os,
toi, tu l'avais. On n'avait pas le droit de laper le vinaigre, toi, tu
l'avais. L'essentiel était de couper le pain droit, mais il
était indifférent que tu le fisses avec un
couteau dégouttant de sauce. Il fallait veiller à
ce qu'aucune miette ne tombât à terre,
c'était finalement sous ta place qu'il y en avait le plus. A
table, on ne devait s'occuper que de manger, mais toi, tu te curais les
ongles, tu te les coupais, tu taillais des crayons, tu te nettoyais les
oreilles avec un cure-dent.
Je t'en prie, père, comprends-moi bien, toutes ces choses
étaient des détails sans importance, elles ne
devenaient accablantes pour moi que dans la mesure où toi,
qui faisais si prodigieusement autorité à mes
yeux, tu ne respectais pas les ordres que tu m'imposais. Il s'ensuivit
que le monde se trouva partagé en trois parties: l'une,
celle où je vivais en esclave, soumis à des lois
qui n'avaient été inventées que pour
moi et auxquelles par-dessus le marché je ne pouvais jamais
satisfaire entièrement, sans savoir pourquoi; une autre, qui
m'était infiniment lointaine, dans laquelle tu vivais,
occupé à gouverner, à donner des
ordres, et à t'irriter parce qu'ils n'étaient pas
suivis; une troisième, enfin, où le reste des
gens vivait heureux, exempt d'ordres et d'obéissance.
J'étais constamment plongé dans la honte, car, ou
bien j'obéissais à tes ordres et
c'était honteux puisqu'ils n'étaient valables que
pour moi; ou bien je te défiais et c'était encore
honteux, car comment pouvais-je me permettre de te défier!
... ou bien je ne pouvais pas obéir parce que je ne
possédais ni ta force, ni ton appétit, ni ton
adresse - et c'était là en
vérité la pire des hontes. C'est ainsi que se
mouvaient, non pas les réflexions, mais les sentiments de
l'enfant.
L'impossibilité d'avoir des relations pacifiques avec toi
eut encore une autre conséquence, bien naturelle en
vérité: je perdis l'usage de la parole. Sans
doute n'aurais-je jamais été un grand orateur,
même dans d'autres circonstances, mais j'aurais tout de
même parlé couramment le langage humain ordinaire.
Très tôt, cependant, tu m'as interdit de prendre
la parole: «Pas de réplique!», cette
menace et la main levée qui la soulignait m'ont de tout
temps accompagné.
Devant toi - dès qu'il s'agissait de tes propres affaires,
tu étais un excellent orateur - je pris une
manière de parler saccadée et
bégayante, mais ce fut encore trop pour ton goût
et je finis par me taire, d'abord par défi
peut-être, puis parce que je ne pouvais plus ni penser ni
parler en ta présence. Et comme tu étais mon
véritable éducateur, les effets s'en sont fait
sentir partout dans ma vie.
D'une manière générale, tu commets une
singulière erreur en croyant que je ne me suis jamais soumis
à ta volonté. Je puis dire que le principe de ma
conduite à ton égard n'a pas
été «toujours contre tout»,
ainsi que tu le crois et me le reproches. Au contraire: si je t'avais
moins bien obéi, tu serais sûrement beaucoup plus
satisfait de moi. Contrairement à ce que tu penses, ton
système pédagogique a touché juste; je
n'ai échappé à aucune prise; tel que
je suis, je suis (abstraction faite, bien entendu, des
données fondamentales de la vie et de son influence) le
résultat de ton éducation et de mon
obéissance.
Si ce résultat t'est néanmoins
pénible, si même tu te refuses inconsciemment
à le reconnaître pour le produit de ton
éducation, cela tient précisément
à ce que ta main et mon matériel ont
été si étrangers l'un à
l'autre. Tu disais: «Pas de réplique!»
voulant amener par là à se taire en moi les
forces qui t'étaient désagréables,
mais l'effet produit était trop fort, j'étais
trop obéissant, je devins tout à fait muet, je
baissai pavillon devant toi et n'osai plus bouger que quand
j'étais assez loin pour que ton pouvoir ne pût
plus m'atteindre, au moins directement. Mais tu restais là
et tout te semblait une fois de plus être
«contre», alors qu'il s'agissait simplement d'une
conséquence naturelle de ta force et de ma faiblesse.
Tes moyens les plus efficaces d'éducation orale, ceux du
moins qui ne manquaient jamais leur effet sur moi, étaient
les injures, les menaces, l'ironie, un rire méchant et -
chose remarquable - tes lamentations sur toi-même.
(1) Le balcon qui fait le tour de la cour intérieure dans
les maisons d'Europe centrale.
(2) Terme yiddish, d'ailleurs presque passé en allemand:
«fou, insensé».
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